Avec Duelles, Olivier Masset-Depasse livre un thriller psychologique au féminin implacable, servi par une nostalgie cinéphile crânement assumée et une direction artistique éblouissante.
Une femme à la blondeur toute hitchcockienne épie la maison voisine par la fenêtre. Quand la voie est libre, elle dévale les escaliers, ses escarpins claquant sur le parquet, et s’y introduit en toute discrétion. Elle se faufile, connaît les lieux, ferme les volets, et semble enfin prête à lancer l’offensive… Parallèlement, on observe une autre femme, l’autre femme arrivant à l’école, récupérant deux garçonnets auxquels elle fait répéter la chanson du spectacle de fin d’année dans sa voiture, avant de se garer devant la maison…
La tension monte, le suspense est posé: simple adultère, ou funeste plan? Ni l’un ni l’autre, la « coupable » ayant pour simple dessein d’organiser un anniversaire surprise pour sa chère et tendre voisine. En quelques denses minutes, cette première scène semble contenir le film en miniature, comme s’il était mis en bouteille. Tension et suspense, rivalité et opposition, dont le dénouement nous emmène ailleurs que prévu, même si la bande originale, hommage aux scores mythiques de Bernard Hermann, laisse supposer que les prochaines surprises pourraient ne pas s’avérer aussi bienveillantes.
Duelles met en scène deux couples voisins, physiquement, sentimentalement et socialement. Céline et Damien, Alice et Simon partagent une majestueuse maison bourgeoise, divisée en deux habitations parfaitement symétriques. Les deux couples ont de jeunes garçons du même âge, élevés comme deux frères. Cette symétrie va soudain se fissurer lorsque Maxime, le fils de Céline et Damien, fait une chute fatale du deuxième étage sous les yeux d’Alice. Le vertige absolu que représente la mort d’un enfant va atomiser de façon viscérale l’amitié qui unissait les deux femmes, quand au petit jeu de la culpabilité l’une et l’autre se posent trop de questions. Et si après une phase d’éloignement, Alice et Céline tentent de recréer ce lien si spécial, chaque petit accident du quotidien va nourrir la paranoïa grimpante d’Alice, aggravée par l’apparente (?) résilience de Céline, jusqu’à ce que la confrontation spectaculairement passive-agressive des deux femmes ne tourne au drame.
Olivier Masset-Depasse adapte ici un roman redoutable de Barbara Abel (Derrière la haine), pour créer un thriller psychologique implacable axé autour de deux femmes en perdition, deux mères louves et madones à la fois, transfigurées pour le meilleur – et pour le pire – par leur instinct maternel.
En délocalisant dans les années 60 le roman au présent de Barbara Abel, Masset-Depasse ajoute au désespoir de ses mères une dimension complémentaire. Les maris absents voire démissionnaires, le complexe de la parfaite ménagère, allié au deuil impossible d’un enfant, poussent les deux desperate housewives époque Mad Men vers la pente de la folie.
D’autant que s’il en souligne la misogynie, le cinéaste embrasse avec une nostalgie toute cinéphile l’esthétique des années 60, assumant pleinement ses références, d’Hitchcock à Sirk, sans oublier les hommages plus récents de Todd Haynes ou Tom Ford. Le film est servi par une direction artistique éblouissante à la limite du fétichisme, de la lumière Technicolor d’Hichame Alaouie saturée par les pastels des costumes imaginés par Thierry Delettre aux délicieux décors d’Anna Falguères, en passant par la musique de Frédéric Vercheval.
Pour incarner ses deux héroïnes, Olivier Masset-Depasse a composé un duo de choix. Veerle Baetens figure ainsi une version moderne de la Blonde hitchcockienne éthérée, traversée par le tumulte de sa psyché instable et de sa paranoïa grimpante. A l’opposé du spectre, la Brune, Anne Coesens, plus posée, plus terrienne, incarne avec autant d’aisance la mère en deuil pestiférée que celle qui s’ingénie à remonter la pente, par tous les moyens. Toutes deux excellent à souffler le chaud et le froid sur la capacité de jugement du spectateur, qui se demande plan après plan laquelle fait semblant et laquelle est sincère. A moins qu’aucune ne le soit vraiment? Ou que les deux le soient totalement? Cet aller-retour constant est nourri par une mise en scène du soupçon faite de jeux de reflets, de visions floues et de rideaux entrouverts.
Dans ce film où une fois n’est pas coutume, les comédiens incarnent « le mari de », Mehdi Nebbou tire son épingle du jeu en renvoyant avec aplomb son épouse face à ses contradictions, tandis qu’Ariel Worthalter, déjà terrassant dans Girl, est une fois encore particulièrement émouvant dans le rôle cette fois d’un père tragiquement endeuillé, et d’un mari déboussolé.
Sans en dire plus sur le dénouement de l’inévitable affrontement final, Duelles tient autant ses promesses esthétiques que narratives, Olivier Masset-Depasse prouvant au passage, après deux premiers films déjà radicalement différents, son aisance à s’emparer d’un genre et de ses ressorts esthétiques pour servir son projet cinématographique.