Né le 1er décembre 1944, lors d’une escale à Casablanca, Daniel Pennac est aujourd’hui un écrivain révéré. Sa prose pour les adultes est connue de tous les gens sérieux, mais l’homme n’a pas fait que ça. Oh non. Il adore aussi écrire pour les mômes et tenter toutes sortes d’expériences qui l’éloignent des sentiers battus. Avec Ernest et Célestine, il signe son premier scénario de long métrage. Un long métrage d’animation inspiré de l’univers de la Belge Gabrielle Vincent.
Un autre paradoxe? Pas vraiment.
Issu d’une famille de fonctionnaires lecteurs et voyageurs, son enfance est douce et rythmée des multiples ailleurs visités : Afrique, Asie, Europe… Il étudie les Lettres à Nice et Aix. Il est professeur de lettres de 1969 à 1995 à Soissons et à Paris, souvent dans des classes difficiles. De 1979 à 1981, il suit sa compagne au Brésil et devient amateur de hamac comme d’autres de cigares.
Ses premiers romans sont des romans burlesques et des livres pour enfants. À la suite d’un pari, il découvre la «Série noire». C’est ainsi qu’en 1985 son premier livre, Au bonheur des ogres, le premier de la série d’aventures de Benjamin Malaussène fait sa sortie. Il y impose son style : rythmé, glissant, espiègle. L’alchimie se produit et avec ce qui devient la saga des Malaussène (La Fée carabine, La Petite Marchande de proses – Prix Inter 1990 -, Monsieur Malaussène et Aux fruits de la passion) naît une potion de succès. Potion qu’il épice en 1992 par un essai sur la lecture, Comme un roman, dans lequel il définit les droits du lecteur.
En 1997, autre roman, Messieurs les enfants, ou un conte adressé aux grands enfants que nous sommes tous, avec une adaptation cinéma à la clé, par Pierre Boutron. Merci paraît en octobre 2004 aux éditions Gallimard. En 2006, Daniel Pennac sort Nemo par Pennac, un ouvrage dans lequel il présente le parcours du dessinateur Nemo, qui illustre depuis plusieurs années les murs de son quartier, Belleville.
Ernest et Célestine est son premier scénario original pour le cinéma d’animation.
Il y a peu d’écrivains aussi reconnus que vous l’êtes qui s’impliquent dans la littérature destinée à la jeunesse. Pourriez-vous nous parler du plaisir que vous avez à écrire pour les jeunes lecteurs ?
Il est de plusieurs natures. La première, c’est celle de raconter une histoire où la péripétie joue le rôle de moteur narratif. Rythmiquement, c’est agréable. La seconde, c’est qu’il s’agit d’une littérature assez codée : on pourrait dire que le bon livre pour les enfants, c’est celui que les parents fauchent et lisent avant le petit, en y trouvant leur compte. Il faut essayer de réussir cela : c’est captivant. La troisième est dans l’écriture elle-même, là où stylistiquement, vous allez faire l’économie de phrases complexes, au profit d’un choix de mots plus immédiatement précis. C’est un pur plaisir de langue, de sonorités, qui est très intéressant. En sorte qu’on écrit aussi «sérieusement» un livre pour enfant qu’un roman pour adulte. Il arrive que des livres destinés aux petits abordent des sujets avec tant de finesse et de vérité qu’ils touchent aussi les adultes.
Est-ce cela qui vous a donné envie d’écrire le scénario d’ Ernest et Célestine?
Il s’est passé quelque chose de plus touchant avec Ernest et Célestine. Dans les années 80, j’ai trouvé un petit bouquin intitulé Un jour, un chien avec les dessins au fusain de Gabrielle Vincent. Je venais d’écrire Cabot-caboche, qui racontait lui aussi les aventures d’un chien perdu. Enfermé à la fourrière, il était récupéré par une gamine tellement insupportable qu’il devait la dresser. Comme je suis tombé amoureux d’Un jour, un chien, j’ai envoyé Cabot-caboche à Gabrielle Vincent par le biais de son éditeur. Elle m’a répondu et nous sommes restés en amitié épistolaire pendant une dizaine d’années. Je lui envoyais des bribes de manuscrits et elle m’envoyait des dessins, des extraits d’Ernest et Célestine. Nous faisions tout cela sans jamais nous voir ni nous téléphoner. Et puis elle est morte… Des années après sa disparition, Didier Brunner que je ne connaissais pas, m’appelle au téléphone, m’explique qu’il est, entre autre, le producteur des Triplettes de Belleville, et me dit :
«Écoutez, je vais vous faire une proposition qui vous paraîtra étrange ». Vous ne connaissez certainement pas Gabrielle Vincent, mais elle a créé des albums intitulés Ernest et Célestine qui sont très doux, très angéliques, et je rêverais d’en faire un long métrage, avec, en pendant, un univers plus noir qui serait le vôtre.» Je lui ai expliqué alors que je connaissais bien ces personnages, et qu’il serait en effet amusant de les faire surgir d’un environnement sombre pour les faire aller vers le côté idyllique des dessins de Gabrielle Vincent. Il y aurait une sorte d’accession au paradis de la relation humaine. J’ai donc écrit le scénario dans ce sens-là. Ernest et Célestine sortent tous deux d’un univers sombre, pénible, pour construire eux-mêmes un havre de paix auquel ils sont arrachés par la réalité de leurs deux mondes, qui les poursuit et les capture à nouveau. Au bout de leurs péripéties, chacune de leurs communautés admet qu’ils puissent vivre ensemble.
Comment avez-vous imaginé cette histoire ?
J’habite dans le Vercors quand je ne suis pas à Paris, dans une maison dont certains murs sont décorés par des aquarelles de Gabrielle Vincent. J’ai travaillé là en essayant d’imaginer deux univers antinomiques au sien, des lieux dont on rêverait de s’évader, et qui seraient opposés l’un à l’autre. Il y a donc le monde d’en bas, celui des souris, et le monde d’en haut, celui des ours. On ne se fréquente pas. Chacun bâtit un tabou social sur l’autre. Cette méfiance existe en filigrane dans les albums. Dans La naissance de Célestine, on voit qu’Ernest contrevient aux mœurs ambiantes en fréquentant une souris. J’ai donc accentué ces antagonismes en créant deux univers assez durs. Dans celui des souris, l’obsession, c’est que les gosses deviennent dentistes, parce que les incisives des souris sont non seulement leur premier moyen d’existence mais aussi l’outil de travail auquel elles doivent leur civilisation. Célestine se retrouve embringuée dans cette situation où on la force à devenir dentiste, alors qu’elle veut dessiner et peindre. En réalité, cette petite Célestine, c’est Gabrielle Vincent. Benjamin Renner, qui a fait le film, en a fait une gauchère, ce qu’était justement Gabrielle. En interrogeant sa famille après sa mort, j’ai découvert que Gabrielle était fine et avait une tête de petite souris, avec beaucoup de caractère. Quand elle dessinait Célestine, c’était pratiquement un autoportrait
Vous avez développé ensuite le monde des ours…
Oui. Même s’il leur est interdit, le monde des ours est indispensable aux souris, car c’est là qu’elles vont faire leurs courses. Elles en redescendent nourriture, petits boutons, fils et matières premières, etc. Elles sont obligées de se rendre dans «le monde du haut», mais à la condition de ne pas fréquenter les ours. De leur côté, les ours refusent la présence des souris dans leurs maisons, «Tu en acceptes une il en vient cent !» et les chassent. Bref, l’antagonisme est réel. Ernest, lui, est un chanteur, musicien, poète, dont la famille aurait aimé qu’il soit juge.
Il y a dans le film une notion de fantastique ajoutée à l’univers habituel des albums, avec le monde d’en dessous, où vivent les souris, les dents des petits oursons qui sont chipées, comme dans l’histoire de «la petite souris»… Alors que dans les albums, on retrouve surtout les paysages urbains de l’enfance de Gabrielle Vincent…
Gabrielle était belge. Elle avait une imagination villageoise, alimentée par des souvenirs anciens. On voit cela dans ses dessins de mobilier, ses intérieurs avec les chaises de taille, les commodes un peu déglinguées. C’était d’ailleurs comme cela chez elle. Je l’ai découvert quand je me suis rendu là-bas. Elle vivait dans un confort minimum, mais la décoration était charmante. Il y avait des petits rideaux aux fenêtres… Cet univers-là était facile à imaginer, parce c’était le nôtre il y a 50 ans. Mais il restait à imaginer le monde d’en bas. Et cela, c’est largement le fruit du travail de cette merveilleuse jeune femme qui a conçu les décors du monde d’en bas : Marisa Musy. J’avais suggéré que l’on s’inspire des trous gigantesques des sous-sols de Paris. C’est un gruyère avec des proportions colossales, car on y trouve d’anciennes carrières, avec des voûtes de 20 à 30 mètres de haut ! Il n’y a plus qu’une petite croûte au-dessus, sur laquelle on a construit des immeubles qui s’enfoncent. Pour habiter là, il faut songer à creuser et à installer de très longs piliers de béton pour poser les nouvelles maisons sur du dur. J’ai donc imaginé le monde des souris à partir de ce sous-sol parisien, en intégrant aussi différentes strates architecturales : des ruines romaines, des vestiges du moyen âge, etc. Marisa est partie ensuite dans la direction qu’elle souhaitait, et comme elle a un bel imaginaire, elle a fait quelque chose de très beau.
Vous semblez vous être inspiré de personnes réelles pour imaginer les réactions et les propos d’Ernest et de Célestine. Vous évoquiez les souvenirs d’enfance de Gabrielle Vincent à propos de Célestine, mais aviez-vous une autre personne en tête quand vous imaginiez les réactions d’Ernest?
Quand je lisais ces histoires à ma fille – qui est maintenant une jeune femme – comme j’adore les pantoufles, les charentaises et les grosses robes de chambre, cela me donnait une silhouette «Ernestienne» ! Ma fille avait un double plaisir de lecture : elle suivait les aventures d’Ernest, tout en ayant une sorte de gros ours en face d’elle. En écoutant les aventures d’un gros ours formidable elle identifiait son papa à ce gros ours formidable. Les souvenirs de Didier Brunner avec sa propre fille sont les mêmes, il était son Ernest. Vous avez injecté aussi du danger et une petite touche de cruauté pendant la première rencontre entre Ernest et Célestine : dans le film, il a envie de la manger, ce qui n’est pas le cas dans l’album…
Pourquoi ?
Parce qu’on se trouve dans un univers plus cruel, antécédent à leur vraie première rencontre. Cette rencontre décisive se situera plus tard, quand Célestine fait un cauchemar dans la cave d’Ernest. Ernest la console, et quand Célestine, en larmes, lui raconte qu’elle a été chassée de chez elle, et que l’on voulait la forcer à devenir dentiste, Ernest lui dit «Moi, on voulait que je sois juge. Mais on s’en fiche, tu es peintre, je suis poète !» Il lui donne l’autorisation de vivre non plus à la cave, mais chez lui, et la vraie rencontre commence : Célestine peint, Ernest fait de la musique, et on arrive ainsi dans l’univers de Gabrielle Vincent. Tout ce qui précède, c’est cet univers d’antagonisme terrible, dans lequel Célestine croit au Grand Méchant Ours, et dans lequel Ernest, qui est omnivore, a peut-être suffisamment faim pour manger une petite souris ce matin-là. Mais la sympathie qui naît entre les héros fait apparaître un troisième univers, celui de Gabrielle Vincent.
Ernest et Célestine est votre premier scénario de long métrage d’animation. Qu’avez-
vous appris de nouveau sur votre métier de conteur, au cours de ce travail ?
C’est plutôt dans la relation avec le cinéma d’animation que j’ai appris des choses. Le travail de scénario, c’est une espèce d’alchimie où l’auteur, surtout si c’est un romancier, doit trouver les images qui remplacent des paragraphes entiers d’un roman. Je ne voulais pas non plus écrire des subtilités impossibles à dessiner. Pour arriver à cela, j’ai invité Benjamin, Pic Pic et André, les co- réalisateurs belges, et Marisa, chez moi, pour leur lire le scénario. Ils étaient assis autour de ma table à manger pendant que je racontais l’histoire. Je voyais les Belges prendre sans cesse des notes en me regardant à peine. Et quand je suis allé voir ce qu’ils avaient fait, j’ai découvert que toutes leurs notes étaient des dessins ! J’ai trouvé cela magnifique.
Quelles sont les plus grandes satisfactions que vous a apportées votre participation à ce film ?
La fréquentation de l’équipe. J’ai l’habitude de travailler seul. Quand vous voyez la petite armée qu’il faut constituer pour réaliser un film, c’est un grand plaisir de les rencontrer et de travailler avec eux. En tant que producteur, Didier Brunner est très discret. Très souvent, les producteurs vous cassent les pieds avec leurs notes, leurs suggestions, leurs certitudes sur ce que le public va aimer ou pas. Didier ne fait jamais cela. C’est exceptionnel ! Et bien sûr, le héros de la fête, c’est Benjamin Renner, qui avait 24 ans quand il a commencé à travailler sur le projet – il en a 28 maintenant et qui était alors un tout jeune homme terrorisé par le fait d’avoir la responsabilité de ce film. C’est beau de voir s’épanouir un talent comme le sien. Cela m’a enchanté !
Propos recueillis par Pascal Pinteau