Deux Jours, Une Nuit : Haut les cœurs !

Vous connaissez mal le cinéma des frères Dardenne? Bonne nouvelle : Deux jours, une nuit est une sublime porte d’entrée vers leur univers. C’est à la fois leur film le plus accessible, le plus rythmé, le plus émouvant, le plus enivrant. Le plus crucial, peut-être.

 

Pour Jean-Pierre et Luc, le cinéma n’est pas un délassement. C’est un art, incontestablement. Qui doit faire réfléchir. Mais c’est aussi… un sport de combat. Si on a souvent accolé à leur filmographie le terme très injustement jugé péjoratif de « social », on a parfois oublié de dire que leur mise en scène physique, qui cadre l’individu au plus près de ses angoisses et de ses colères est incroyablement dynamique et exaltante. Souvent imitée depuis. Jamais égalée.

 

 Photo: Christine Plenus

Considérés comme des cinéastes de festivals, Jean-Pierre et Luc parviennent également (on le sait moins) à fédérer à chacun de leur film, un nombre de spectateurs important. En Belgique, bien sûr, mais surtout à l’étranger (1.5 million de spectateurs à travers le monde pour Le gamin au vélo). Et quand on parle de la Belgique, encore faut-il préciser qu’ils sont les seuls cinéastes belges à séduire aussi largement des deux côtés de la frontière linguistique. Et tout cela, pendant la plus grande partie de leur carrière, sans s’être reposé sur le moindre nom ronflant pour enluminer l’affiche.

 

Leurs talents de casteurs et de directeurs d’acteurs a bien sûr permis à de nombreux comédiens belges de se révéler au public… et à eux-mêmes, mais les spectateurs peu assidus ont parfois besoin d’un autre moteur pour se laisser tenter.

 

Dans Le gamin au vélo, Jean-Pierre et Luc Dardenne avaient pour la première fois fait appel à une comédienne réputée, Cécile de France, pour épauler leur nouvelle découverte, le merveilleux Thomas Doret. Ici, ils touchent carrément au Graal en matière d’actrice au rayonnement international puisqu’aux côtés d’une constellation d’acteurs belges qui héritent tous de belles scènes fortes, d’un Fabrizio Rongione égal à lui-même (parfait, donc), ils ont convoqué Marion Cotillard.

 

 Photo: Christine Plenus

 

Adorée en France, mais aussi dans le monde entier, la comédienne était aux dires de certains en train de se starifier, de s’éloigner de ses personnages. Que ceux-là se ruent dès demain dans les salles, ils vont (re)découvrir une interprète exceptionnelle qui signe une prestation à la fois inoubliable et pourtant dénuée d’artifice!  À aucun moment, on ne doute que la femme qu’on suit ici est une ouvrière meurtrie qui lutte pour sa survie. À aucun moment, son jeu intense ne nous permet non plus de reprendre notre respiration. Omniprésente de bout en bout, filmée de très près sous tous les angles, sans fard, elle est sidérante. Émouvante. Déchirante. Exaltante.

 

Mais attention! Comme nous le laissions entendre d’entrée, Deux Jours une nuit n’est pas un show Cotillard : c’est un vrai grand film, un thriller,… un combat de boxe.

 

Découpé en rounds qui s’enchaînent selon un schéma a priori répétitif, mais toujours imprévisible (comme le sport), ils alternent espoir et déception, courts instants d’observation et fulgurances violentes. Sans aucun répit.

 

 Photo: Christine Plenus

 

Avertie le vendredi en fin de journée qu’elle va perdre son boulot, Sandra doit en effet rencontrer chacun de ses collègues qui a voté pour son éviction pour conserver sa propre prime. Or, Sandra n’est pas une combattante, ni même une militante : c’est une femme simple qui peine à sortir d’une longue dépression et n’a d’autre choix que de prendre en mains son destin. Avec l’aide de son mari, coach prévenant, qui tente de lui remonter le moral entre les visites (les rounds), elle s’accroche pour ne pas s’effondrer. Car renoncer, ce serait mourir.

 

Pour souligner cette intensité, Alain Marcoen, fidèle et indispensable collaborateur des frères, cadre (avec Benoit Dervaux) les corps et leur interaction, les visages; les attitudes; la souffrance, l’effroi… Tout cela avec une maestria qui n’a rien d’ostentatoire. Certains instants sont tendus, d’autres surprenants, d’autres encore vous mettent le cœur au bord des lèvres. Et les larmes au bord des yeux. Souvent.

 

 Photo: Christine Plenus

Car au-delà de la réalisation millimétrée et de l’interprétation superlative (on comprend vite pourquoi un tournage des frères est toujours relativement long), il y a le propos, l’absurde propos, l’histoire insensée d’une femme qui livre le combat de sa vie… non pas pour conquérir la liberté, non pas pour un moment de gloire, mais juste pour conserver un boulot qui n’a a priori pas l’air très excitant. Telle est son inhumaine condition.

Face à elle, des gens, des collègues, des amis parfois, des individus abattus, laminés comme elle, pour qui 1000 euros sont subitement devenus la bouée de sauvetage à laquelle ils s’accrochent pour ne pas sombrer. La pomme de discorde. Le prétexte à toutes les trahisons.

 

Perturbant? Oui. Effrayant? Oui. Réaliste? Hélas. Révoltant? Absolument !

 

 Photo: Christine Plenus

Mais Sandra, comme les frères, ne condamne pas leur comportement, car, au fond, tous sont des victimes; les victimes d’un système aberrant qu’on juge inéluctable. Et qu’on sanctifie. On ne parle même plus ici de cupidité, mais de survie. Une rage de s’en sortir qui transforme les humains en chiens affamés. Un combat futile et inepte, pathétique, hélas.

 

En se focalisant sur ces  hommes et ces femmes qui ne sont pas des salauds (à deux exceptions près), au pire des gens aveugles et égoïstes, le scénario nous immerge au cœur d’un système ridicule qui, bizarrement, ne repose que sur la déshumanisation qu’il produit. Un système qui divise les gens pour tenter de prolonger un peu sa longue et pénible (pour nous) agonie. C’est sa seule chance de subsister.

 

Pour dénoncer cette implacable ineptie économique, le cinéma nous sert habituellement de grandes révoltes collectives, euphorisantes. Les frères se concentrent, eux, sur un destin particulier parce que c’est là, aujourd’hui, que tout se joue dans une société qui a moralement implosé. C’est par l’aliénation sociale que ce système nous maintient tous (ou presque) cloués au sol. L’individualisme est devenu la règle, mais les frères démontrent sans esbroufe qu’il est la conséquence d’une agression permanente et pas un acte délibéré ou réfléchi. Sauf dans le chef de quelques-uns.

 

 Photo: Christine Plenus

 

Le suspense tenace de Deux jours une nuit se résume à une question: Sandra parviendra-t-elle à convaincre neuf personnes sur seize de renoncer à leur prime pour qu’elle puisse conserver son emploi? Nous ne vous révélerons bien sûr rien de l’issue de ce combat éprouvant, car là aussi les frères décrochent les lauriers avec un épilogue à la hauteur de leur propos.

 

Oui avec eux,  le cinéma est un sport de combat! Haut les cœurs !

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