Lucas Belvaux: « ce qui m’intéressait, c’était de comprendre les motivations des électeurs du FN »

Avec Chez Nous, Lucas Belvaux s’invite dans le débat des élections présidentielles françaises, et plus largement, sur la montée des populismes et des partis d’extrême-droite. Par le prisme de la fiction, il s’interroge sur les différentes facettes de ces partis, leurs stratégies de communication et de séduction, leurs entreprises de dédiabolisation, et finalement, les motivations qui guident leurs électeurs. Nous l’avons rencontré à la veille de la sortie du film en France (22/02) et en Belgique (01/03).

 

Pourquoi ce film, d’où vient l’idée?

Nous avons tourné Pas son genre avec Emilie Dequenne à Arras en pleine période électorale, et on voyait tous les sondages donner le FN à 30 ou 40%, surtout dans les milieux populaires. En voyant Jennifer, le personnage interprété par Emilie, une jeune femme plutôt sympathique, intelligente, volontaire, optimiste, je me suis quand même demandé au bout d’un moment pour qui elle voterait. Alors j’ai eu envie de faire un film avec une sorte de cousine du personnage de Pas son genre. Cela m’a pris un peu de temps pour trouver l’angle d’approche, j’ai commencé à écrire à peu près un an après. Je me suis inspiré du livre de Jérôme Leroy, Le Bloc, qui m’a aidé à trouver le mode d’emploi, la façon dont aborder cette histoire sous un mode fictionnel. J’ai d’ailleurs travaillé avec lui comme co-scénariste. Agnès Dorgelle est un personnage qui représente Marine Le Pen, mais ça pourrait être un autre leader politique en Europe, il y en a plein des comme ça!

 

Le personnage d’Agnès Dorgelle est finalement assez périphérique dans l’histoire, même si c’est autour d’elle que tous les personnages se fédèrent?

Les instances du parti m’intéressent assez peu finalement, ils sont déjà des personnages à la télé, ils jouent déjà un rôle. Ce qui m’intéressait, c’est leur tactique, leur stratégie, leurs méthodes de marketing en somme, pour séduire le public. Je voulais aussi faire le portrait le plus objectif possible du parti, une photographie la plus précise possible à un moment T. Ce qui m’intéressait surtout, c’était de travailler sur les électeurs et leurs motivations.

 

 

Les deux personnages les plus inquiétants sont finalement les deux visages les plus séduisants du parti: la naïve Pauline et le respectable Berthier?

Oui, c’est une sorte de tradition de l’extrême droite française, qui revendique son amour du peuple, et qui en même temps est dirigée par des élites. Son idéologie est tout à fait obsolète, elle a 150 ans, leurs références, c’est la France d’avant la Révolution, et la période pétainiste. Ces gens-là n’aiment pas la France telle qu’elle est depuis 250 ans. Et puis il y a le nouveau Front National, des néo-militants, ou en tous cas nouveaux en politique, avec une connaissance de l’histoire assez limitée, et ces militants sont très perméables à tout ce qu’on leur dit. Avec un discours un peu adapté, on arrive très vite à les séduire, à récupérer leur colère, leur envie d’engagement, de changer le monde. On peut presque dire qu’il y a une part d’idéalisme chez certains comme Pauline, ou une part de colère et de ressentiment comme chez sa copine Nathalie, ouvertement raciste, et qui représente la parole décomplexée du FN, et les « On est chez nous » scandés dans les meetings.

 

 

On voit bien le fond raciste dans le film, mais aussi la frustration, et le recours au FN comme seul vote utile?

Oui, c’est un recours, une sorte de parti providentiel, mais qui tient sur un programme impossible, car extrêmement contradictoire, puisqu’un parti populiste doit s’adresser à un maximum de gens, des gens qui ont une vision différente de ce que doit être la société. L’un de leur slogan, c’est ni de droite, ni de gauche, comme si un peuple était quelque chose d’uniforme, et que les intérêts étaient les mêmes pour tout le monde. Or, on sait depuis Marx que les classes ont des intérêts opposés, et que le progrès social s’est toujours fait par la lutte.

 

Le film est très fortement ancré dans son territoire et dans l’histoire?

Raconter un territoire, c’est raconter les gens qui y vivent. C’est une région qui en 150 ans a vécu tous les grands traumatismes économiques et historiques. La première révolution industrielle et l’émergence des terrils, les guerres mondiales, et puis il y a eu une industrie qui a commencé à disparaitre, et une autre qui est arrivée, et tout ça a à nouveau disparu dans les années 70/ 80. Ce territoire est sans arrêt en train de se recomposer. Aujourd’hui c’est plus difficile puisque la société s’est mondialisée. On doit se réinventer en tenant compte du reste du monde. C’est compliqué, et ce n’est pas avec des programmes vieux de 150 ans que l’on résout des problèmes d’aujourd’hui.

 

C’est un film d’histoire très contemporaine, comment avez-vous travaillé sur cette simultanéité entre le film et l’actualité?

En allant vite, il fallait écrire vite, tourner vite, sortir vite. Il y avait urgence par rapport à l’échéance électorale. Il fallait sortir pendant la campagne pour alimenter le débat, amener un éclairage un peu différent de celui de la presse ou de l’actualité, qui va très vite, et qui change tous les jours. Le cinéma donne un peu de perspective, de temps long, une réflexion plus en profondeur, parce qu’on a deux heures de film, et parce que à travers la fiction, on peut rentrer dans l’intimité des personnages. Je voulais sortir de la communication courte, car elle sert les populistes, qui fonctionnent avec une espèce de faux bon-sens, des slogans comme 3 millions de chômeurs = 3 millions d’immigrés. Or, dès qu’on a 10mn, on peut expliquer pourquoi c’est faux. Mais dans les médias, on a rarement 10mn!

 

 

Comment avez-vous travaillé sur le personnage de Pauline, porte d’entrée indispensable dans l’histoire pour que l’on puisse s’identifier?

D’une part, je ne voulais pas vilipender, condamner d’entrée de jeu. Je veux comprendre et raconter, poser des questions. Il fallait qu’on ait un a priori favorable sur ce personnage. Il fallait partir d’un personnage de bonne foi. Ce qui m’intéresse au fond, ce sont les électeurs qui votent Front National de bonne foi. Après, il y en a beaucoup qui se rendent compte qu’ils se trompent, même si pas assez à mon goût. En faire une infirmière permettait de raconter à la fois un engagement naturel, spontané et généreux, et en même temps d’avoir accès à plein de gens lors de ses visites, d’avoir accès à toute une palette de personnages différents, et de réorganiser une petite société à l’échelle du film. Tous mes acteurs devaient avoir quelque chose de populaire. Catherine Jacob, André Dussollier, Anne Marivin, ce sont des comédiens que le public connaît, que le public aime spontanément. On est dans la manipulation émotionnelle et psychologique. Le populisme dans son discours ne s’adresse pas à la tête, ni à la réflexion, il s’adresse à l’affect, aux émotions, au coeur et aux tripes.

 

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