Mahmoud Ben Mahmoud: « Avec Fatwa, je voulais faire le portrait d’un musulman ordinaire »

Alors que son nouveau film, Fatwa, coproduit en Belgique par les frères Dardenne et les Films du Fleuve, sort mercredi prochain, nous avons rencontré le cinéaste tuniso-belge Mahmoud Ben Mahmoud, qui nous parle de la genèse de son film.

2013. Brahim Nadhour, un tunisien installé en France depuis son divorce, rentre à Tunis pour enterrer son fils Marouane, mort dans un accident de moto. Il découvre que Marouane militait au sein d’une organisation salafiste et décide de mener son enquête pour identifier les personnes qui l’ont endoctriné. Peu à peu, il en vient à douter des circonstances de sa mort.

A quand remonte ce projet de film?

C’est un film que j’avais écrit à l’origine pour être tourné ici en Belgique en 2008. J’ai dû mettre le film de côté, car il nous manquait des financements. Après le Printemps arabe, je me suis aperçu que ce sujet pouvait être adapté pour se passer en Tunisie. D’une part parce que le pays connaissait soudain une certaine liberté d’expression, sachant que sous la dictature, un sujet pareil aurait été difficile à monter. D’autre part parce que les courants idéologiques qui s’affrontent dans le film venaient d’apparaître sur la scène sociétale et politique tunisienne. Avec d’un côté, le courant laïc, et de l’autre, l’islam politique et sa branche radicale. Cela m’a encouragé à adapter le film pour la Tunisie.

Qu’est-ce que cela a changé au projet?

On a tourné en 2017, mais j’ai tenu à ce que l’action du film se déroule en 2013, car c’était une période critique de l’histoire contemporaine de la Tunisie, la période qui a suivi la révolution, et au cours de laquelle l’islam politique radical, voire obscurantiste avait vraiment le vent en poupe. De fait, dans la première version du scénario, on était plus dans le non-dit, la nuance, c’était moins frontal. Mais une fois l’action déplacée en Tunisie, j’ai choisi délibérément d’être plus pamphlétaire. J’écrivais sous le coup de l’émotion, avec un sentiment d’urgence. J’ai cherché à restituer le sentiment des Tunisiens d’être dépossédés de leur pays, de 3000 ans d’histoire, d’un mode de vie, de traditions, et d’une certaine façon de pratiquer l’islam. Après coup, il était important pour moi de ne pas être injuste avec la Tunisie d’aujourd’hui, où les choses ont changé. Je ne dis pas que le terrorisme ou l’islam radical ont été éradiqués, mais ils remportent beaucoup moins de victoires, même s’il y a quelques poches de résistance. D’ailleurs, les touristes sont revenus en 2018.

Mais une fois l’action déplacée en Tunisie, j’ai choisi délibérément d’être plus pamphlétaire. J’écrivais sous le coup de l’émotion, avec un sentiment d’urgence.

Chacun des trois personnages principaux, le père, la mère, et le fils disparu, représente un positionnement face à l’islam?

C’est le visage de la Tunisie à cette époque-là, qui se prolonge encore aujourd’hui. Le film cherche à faire le portrait d’un musulman ordinaire. C’est pour ça que j’ai fait en sorte que le personnage principal soit l’incarnation de cet islam là. Certains, notamment de potentiels producteurs français, auraient voulu que je mette la mère au centre. Partant de l’idée que comme il s’agit d’un pays musulman, les femmes sont forcément les premières victimes, donc doivent tenir le premier rôle. Or, cette façon de faire m’aurait amené à faire un film manichéen entre une laïque tenante de la Philosophie des Lumières et du progrès, et de l’autre, les musulmans fanatiques et obscurantistes. Mais le musulman ordinaire, dans lequel la grande masse des musulmans se reconnait aurait été absent. Or, c’est lui qui force l’identification dans le film. C’est lui qui prend en charge le désarroi et l’affolement des Tunisiens. Lors du printemps arabe, la majeure partie de la population est restée bouche bée face à ces phénomènes nouveaux qui se sont emparés de ces sociétés. Il fallait que quelqu’un témoigne de cet état de sidération qui a prévalu à l’époque. Les deux autres phénomènes restent relativement marginaux dans la société tunisienne. D’un côté, les laïcs déclarés appartiennent plutôt aux milieux de l’élite politique et culturelle, les gens qui étaient en exil sous la dictature. De l’autre, les islamistes radicaux, qui n’agissent pas avec les mêmes moyens.

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Les uns oeuvraient avec des outils pacifistes, le dialogue, ils croient au pluralisme, à la démocratie. Tandis que les autres, les salafistes, voulaient absolument changer le mode de vie de la Tunisie par tous les moyens, dont la terreur semée dans certains quartiers, certaines institutions comme les universités ou les hôpitaux, et même des villages où ils ont voulu instituer des califats. C’est le climat qui dominait le pays, et laissait les populations désarmées. Je voyais notamment les gens de ma famille qui disaient: « Mais ce n’est pas nous ça! On a toujours pratiqué l’islam autrement, d’où est-ce que ça sort? Ca ne nous ressemble pas, on a pas été éduqués comme ça. » Il y avait un sentiment de dépossession, de perte, de quelque chose qui faisait partie de l’ADN du pays. Se voir imposer par la violence une façon de pratiquer la religion totalement importée, étrangère aux traditions de ce pays, c’était un choc

Il y avait un sentiment de dépossession, l’impression d’avoir perdu quelque chose qui faisait partie de l’ADN du pays.

D’autant qu’il n’y a aucun discours ou échange public sur cette façon de pratiquer l’islam…

Exactement, c’est l’une des raisons d’être de ce film. Les salafistes sont des gens qui ont l’habitude de parler à sens unique dans les Mosquées, sur internet, dans les prisons, ils font de la propagande. Mais depuis 8 ans que le pays connaît la démocratie, on n’a jamais vu un salafiste sur un plateau de télévision, à la radio ou dans un débat public. Ils vivent certes souvent dans une sorte de clandestinité, mais surtout, ce ne sont pas des gens préparés au débat. Ils vivent dans des tours d’ivoire idéologiques, et prêchent à sens unique, ne supportent pas la contradiction. L’une des raisons d’être de ce film, c’est aussi de les faire s’incarner. Car en dehors de la fiction, littéraire, théâtrale ou cinématographique, on ne voit pas comment donner corps à un salafiste.

Les salafistes restent des abstractions, seules la fiction permet de leur donner un corps et des émotions.

On ne le voit pas dans la vie courante, dans sa famille, dans son boulot. La fiction a permis vraiment d’aller chercher chez eux ce qui leur reste de commun avec le reste de la société. Montrer ce qui subsiste d’humanité, et notamment en montrant le désastre familial que subit l’un d’entre eux. On ne voit d’ailleurs jamais leur intimité. Ce sont des personnages très difficiles à représenter. Même devant le juge, des années après leurs forfaits, les terroristes gardent le silence. Ce sont des abstractions, et sans la fiction, je ne vois pas comment j’aurais pu mettre de la chair autour, les doter de paroles, de sentiments, de contradictions, d’émotions, de peurs…

C’était aussi une façon de faire le portrait en creux d’une Tunis qui n’existe plus?

Ca correspond à ce qui s’est passé à ce moment-là, de nombreux bars, disquaires, salles de cinéma ont été fermés. Les artistes sont des cibles toutes désignées. Mon producteur possédait une salle de cinéma, à laquelle un groupe de salafistes a mis le feu car il diffusait le film Laïcité inch’allah. Il y a des choses dont on ne s’est pas remis. Quand on ferme une salle de cinéma dans un quartier, avec la crise économique  ça devient irréversible. C’est très difficile de remonter la pente. Le pays a été endommagé culturellement et intellectuellement. Quand l’université, l’école sont attaquées… Les activistes de l’époque croyaient que l’avenir étaient à eux. Dans le monde musulman, Libye, Algérie, Mali, Moyen-Orient, ils avaient le vent en poupe. La Tunisie a dû se mobiliser pour les faire taire. Et finalement l’islam politique a dû faire bien plus de concessions que les laïcs.

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Comment le film a-t-il été reçu en Tunisie?

Il a reçu le Tanit d’or au Journées Cinématographiques de Carthage. L’accueil était très enthousiaste, même si dans un premier temps certaines personnes n’avaient pas envie qu’on revienne sur cette période. Il fallait tourner la page. Le film sort cette semaine en Tunisie. Je l’ai aussi montré en Egypte, où ce n’est pas simple d’attaquer l’Islam saoudien, de faire le portrait d’une laïque, d’un musulman ordinaire qui assume ses contradictions et les petits arrangements qu’il prend avec la religion. C’est quelque chose qui est souvent vécu dans les pays musulmans avec beaucoup d’hypocrisie et de culpabilité. Le montrer dans un film, le rendre public et l’assumer soi-même dans les débats, ce n’est pas quelque chose de tout repos! Un équivalent égyptien de ce film n’aurait pas été nécessairement possible…

Fatwa, avec Ahmed Hafiane, Ghalia Benali, Sârra Hanachi, sort le 20 février prochain dans les salles belges.

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