Cette interview a pris des allures de course poursuite entre Cannes et Marseille ! Avec la présentation de son dernier film Henri en clôture de La quinzaine des réalisateurs à Cannes, Yolande Moreau est devenue une femme très très sollicitée. Docilement elle enchaîna les rendez-vous programmés, mais promit qu’elle arriverait à consacrer du temps à Cinevox.
[Interview et texte Maryline Laurin]
Ce fut le cas à Marseille à la fin de la séance d’ouverture de la reprise de la Quinzaine des Réalisateurs de Cannes en présence d’Édouard Waintrop, « Oui, mais on peut le faire un peu tard, car il y aura des personnes à rencontrer ?».
Elle est comme cela Yolande proche des gens avant tout ! Et nous n’allions sûrement pas le lui reprocher puisque c’est l’essence de son cinéma. De plus, comble de simplicité elle s’excusa et nous remercia de notre patience. Un comportement en conformité avec la personnalité de cette artiste qui en plus de son immense talent a toujours été d’une grande générosité devant et derrière la camera.
[Photo Maryline Laurin]
Bien qu’elle vive en France depuis de nombreuses années, elle revendique haut et fort sa nationalité belge : ce furent même ses premiers mots lors de sa rencontre avec le public marseillais.
Henri, le deuxième long métrage réalisé par Yolande Moreau (le premier en solo) met en scène un Belge d’origine italienne (Pippo Delbono) qui tient un café, La Cantina, avec sa femme (Lio). Ancien coureur cycliste et colombophile passionné, un peu dépressif, sa vie bascule lorsque sa femme décède brutalement. Le quinquagénaire s’attache de plus en plus à l’alcool en compagnie de ses copains de bistrot (Jackie Berroyer et Simon André). Puis peu à peu à Rosette (Candy Ming), un « papillon blanc » comme on appelle les résidents d’un foyer de handicapés mentaux proche de La Cantina, qui est venue l’aider au café sur les conseils de sa fille (Gwen Berrou).
Une grande aventure commence alors…
Yolande raconte des histoires qui « se raccrochent quelque part à quelque chose que je connais derrière même si ça ne se voit pas au premier abord. Les immeubles de Middelkerke, sur la Mer du Nord à l’ouest d’Ostende, que j’ai pris pour décor, ma grand-mère y est née, un autre de mes parents y avait un petit bistrot. » .
Elle navigue en terre connue pour nous amener vers un monde beaucoup plus inaccessible et lointain, celui des déficients mentaux. Mais au fil du film, ces personnes que l’on définit de handicapées s’avèrent souvent plus aptes à vivre et à s’adapter que tout un chacun. Elles sont protégées par une forme d’innocence qui, si elle les expose à d’éventuels dangers, leur permet surtout de profiter d’une liberté qui est un moteur de vie incroyable. Henri va en faire l’expérience.
Votre volonté de travailler avec des déficients mentaux est-ce la résultante de votre rencontre avec Pipo Delbono, qui a une compagnie qui fait jouer ces personnes-là ou est-ce que vous aviez déjà cela en tête ?
Non j’avais déjà ça en tête, l’idée de la différence. Ça me passionne. À l’époque je voulais jouer le rôle de Rosette moi-même et puis je me suis rendu compte que j étais un peu âgé (rire) ! Les handicapés mentaux me fascinent parce que je trouve qu’ils sont le reflet de notre propre désarroi et que leur manière de s’exprimer est différente, c est comme une forme d’art naïf. Et en cela ça me plaisait. Ils n’ont pas les mêmes codes que nous autres pour parler. En même temps le film montre que la normalité et la non-normalité, ça n’est jamais très loin et c’est plutôt de notre ressemblance que de la différence que je parle.
Et est-ce que Pipo Delbono, qui travaille habituellement avec ce type de comédiens, vous a aidée dans cette direction d’acteurs ?
Pipo venait sur le film, il avait une bonne résonnance, c’est un domaine qu’il connaît parce qu’il travaille avec Bobo et c’est pour ça qu’il m’intéressait aussi, il y avait cette résonnance avec sa propre vie.
Vincenzo Cannavacciuolo, allias Bobo, joue depuis quinze ans dans les pièces du metteur en scène italien Pipo Delbono. Pippo était venu organiser des ateliers de théâtre à l’asile: il l’a sorti de l’établissement et en a fait son acteur fétiche. Quand il a rencontré Bobo, Pipo Delbono a connu un épisode dépressif très important. Il affirme encore aujourd’hui qu’il n’a pas emporté Bobo sous son aile pour le sauver de l’internement psychiatrique, mais bien pour se sauver lui-même
Est-ce qu’il y a d’autres comédiens du film qui sont issus de la troupe de Pipo Delbono ?
Juste Bobo. Je l’avais vu sur scène, je l’avais trouvé formidable et je me suis dit ça serait pas mal qu’il vienne aussi…
Il est extraordinaire…
Il est FORMIDABLE, il a une présence incroyable dans les spectacles. Il est très bien dans le film. Et puis dans le film aussi c’est quelqu’un qu’on aime bien, il est heureux avec la vie Bobo, pour lui c’est le moment présent qui compte…il est fabuleux.
[Photo Maryline Laurin]
Comment avez-vous vécu l’accueil du film à Cannes ?
C’est super ! Je suis sur un petit nuage. Comme l’accueil ce soir à Marseille…
Je trouve les réflexions pertinentes, les gens très émus…, ça me plaît. Je suis heureuse de voir l’accueil du film…
Et l’équipe c’était la première fois qu’elle voyait le film fini?
Moi aussi c’est la première fois que je voyais le film en salle. Une bonne partie de l’équipe était là. Une partie des comédiens… L’idée qu’ils étaient dans la salle me troublait énormément. Ils allaient le découvrir… C’est avant tout un travail d’équipe, en tout cas le moment du tournage… les techniciens portent tellement un film… Pour moi c’était très important de partager ça avec tout le monde.
C’est un peu l’inverse de ce qui se dit en ce moment au sujet du film de Abdellatif Kechiche. Vous avez insisté pour que toute votre équipe soit présente à la projection, ce qui représentait plus de 70 personnes au moins …
J’entends des choses sur Kechiche, mais … il y a des gens que je connais qui ont travaillé avec lui et qui comprennent aussi son côté à rechercher tout le temps … À faire toujours plus … D’un autre côté, je peux comprendre aussi, mon mari est technicien… Ils ont une vie en dehors du film également. Moi je ne porte pas de jugement.
Quel bilan faites-vous de cette aventure solo par rapport à votre film « Quand la mer monte » qui était un duo ?
Je ne rêve que de recommencer. Faut que je trouve un sujet (rire). Déjà la première expérience m’avait plu. Je trouve le boulot de création tellement grand, que oui j’ai encore envie de faire ça. Je serai encore comédienne, à gauche, à droite : ça me plaît bien, c’est plus reposant. Mais c’est tellement riche de pouvoir écrire, de tourner, de monter le film. Ça implique tellement de choses, c’est très complet. Mais c’est un gros bateau, c’est un immense bateau …
[Photo Maryline Laurin]
Mais en même temps il y avait beaucoup de personnes qui avaient envie d’embarquer avec vous dans ce bateau. Le nombre de comédiens belges qui aurait tué pour tourner avec vous !
J’embarquerais plein de gens parce qu’il y a plein de gens que j aime bien. Mais ce n’est pas possible … (rire). Non c’est pas possible …Je suis très contente vraiment de tous les acteurs du film, je n’ai pas de regrets nulle part
Je ne crois pas qu’ils en aient eux non plus
Je ne crois pas ! (rire). J’espère bien !
D’après les échos que j’ai eus ce n’est pas le cas.
Non, non, je trouve ça merveilleux
J’ai trouvé super émouvant ce moment où je vous ai rencontrée dans une rue de Cannes vers 4h du mat, vous preniez votre taxi et il y avait tous ces gens qui couraient derrière vous en criant : « Ne pars pas ! Ne pars pas ! ». Je trouvais que c’était comme une image cachée du film, après le générique de fin …
Ouais c’était beau ! On était un peu faits… ! (Rire)
Au-delà de ça…
C’était la fin de la soirée… la décompression après le film…c’était beau. C’était tous des gens de l’équipe.
C’est un film très pictural. Il y a des images qui sont vraiment des images de peinture flamande et en même temps on a l’impression que chaque second rôle est comme une petite touche, comme du pointillisme, ils donnent corps à la fresque humaine que vous racontez ?
C’est ce qui me plaît bien dans l’écriture du cinéma : c’est une écriture en images. Et effectivement, c’est proche de la peinture
Est-ce que d’avoir interprété le rôle de Séraphine a influencé le fait que certaines images d’Henri (notamment celles tournées en bord de mer) se rapprochent autant de la peinture ?
Non je pense que déjà dans « Quand la mer monte », il y avait un rapport à l’image. Ce que j’aime bien moi dans ce moyen d’expression là c’est de pouvoir raconter en images. Je ne suis pas quelqu’un de littéraire. C’est même une prolongation de mon travail avec Deschamps. Avec Deschamps c’est qu’avec des phrases très courtes, on raconte un univers. On faisait ça au théâtre comme on l’a fait dans les Deschiens. Et ici, c’est une manière aussi de pouvoir raconter des choses en utilisant très peu de mots…
Ce soir ce qui s’est passé avec le public, tout comme à Cannes, la manière que les gens ont eu de venir vers vous, de vouloir vous entourer… Elle semble liée à la proximité de vos personnages, mais aussi à ce que vous donnez en dehors
Je ne sais pas ça. J’aime toujours les histoires. Et je pense depuis le départ que le fil rouge avec tout ça c’est que quand j ai voulu être comédienne et ce qui me touchait, même à l’époque de « Sale Affaire », c’est ce qu’il y a autour de moi…
Moi à 15 ans je voulais faire un métier artistique, c’est une manière de ne pas mourir (* NDLR. Pour Pippo Delbono le théâtre est un geste de lutte, une nécessité pour survivre, « pour ne pas mourir, pour ne jamais vouloir mourir ». Pippo Delbono, Regards, Actes Sud, 2010, p.56.). Maintenant, j’en ai 60 et je le pense toujours et je pense que c’est une manière de peindre ou de raconter autour de moi. Ça raconte ça… Ça raconte les gens. Je crois que je ne me moque pas. J’aime bien l’humour, mais je ne me moque pas. Ça parle de la difficulté de vivre aussi. Avec Deschamps c’était ça aussi. Ce n’est qu’une continuation de tout ça.