Rencontre au long cours avec Zoé Wittock, dont le premier long métrage, Jumbo, sort dans les salles belges la semaine prochaine. Conte de fée moderne, histoire d’amour fantastique, comédie romantique queer, la cinéaste revient sur les différentes étapes de la création de ce premier film ambitieux, et les enjeux de cette histoire d’amour singulière.
Quelles sont les origines du projet?
L’idée du film m’est venue alors que je venais de terminer mes études en réalisation à l’American Film Institute à Los Angeles. Je lisais le journal, et je suis tombée sur ce fait divers étonnant, l’histoire de cette femme amoureuse de la Tour Eiffel, et qui avait fini par l’épouser. Ca m’avait fait sourire, et en même temps, ça m’avait fascinée. Qui pouvait bien être cette personne?
J’ai contacté la dame en question, Erika Eiffel, qui m’a très gentiment répondu. Ce qui m’a le plus étonnée, c’était la normalité d’Erika. Je me suis sentie un peu bête, car avec tous les clichés que j’avais en tête, je m’attendais à tomber sur quelqu’un de différent, en marge de la société, alors qu’elle est très sensée, ancrée, normale, si tant est que l’on puisse vraiment définir la normalité. Ca n’a fait qu’accroître ma fascination. La seule chose étrange chez elle, c’était cet amour. C’est elle qui a donné la tonalité au film. Elle me disait: « Mais ce n’est qu’une histoire d’amour! » Elle avait essayé d’avoir des relations avec des hommes, ça n’avait pas marché. C’est cette histoire-là qui lui donnait le plus de bonheur et de réconfort. Même si elle savait que les gens parlaient de maladie mentale pour décrire l’objectophilie, pour elle, c’était une condition amoureuse. A partir de là, j’ai commencé à écrire le scénario, en gardant en tête son cas. Je trouvais la Tour Eiffel trop statique pour un sujet de fiction, alors j’ai choisi un manège, une machine qui à la base, crée naturellement des sensations. Qu’on soit objectophile ou pas. Peur, euphorie, excitation…
Il y a d’ailleurs au tout début du film un carton « D’après une histoire vraie », comme une adresse directe au spectateur lui enjoignant de laisser son scepticisme de côté et d’entrer dans le film?
Je voulais éviter tout ce qui est étude psychanalytique, psychologisation, ne pas justifier la condition amoureuse de Jeanne par une maladie telle que l’autisme, même si on effleure cette question rapidement. il fallait que les spectateurs entrent dans le film par l’émotion. Préciser que le film est inspiré d’une histoire vraie, c’est aussi une manière d’aider le spectateur à entrer dans l’univers du film sans en douter.
Paradoxalement, il y a une tension entre la véracité revendiquée de l’histoire, et l’aspect conte initiatique du récit.
Tout à fait, je dis souvent que c’est un conte de fées moderne et un récit initatique, et une simple histoire d’amour! Je voulais que le film relève du réalisme magique, et même parfois du surréalisme, qu’il soit ancré dans la réalité de ces gens objectophiles, et de leur entourage, tout en offrant au spectateur le point de vue subjectif d’une objectophile en décuplant ses sensations à l’écran, d’où le côté fantastique, surréaliste. La difficulté, c’était de garder le juste milieu entre la réalité et le fantastique, de réussir à capter cette tonalité.
Parfois d’ailleurs en flirtant un peu avec l’absurde, pour autoriser le spectateur à rire avec le film, car mine de rien c’est un sujet difficile. Le rire est aussi une manière de s’autoriser à se confronter à nos propres limites, ce qu’on peut accepter ou pas.
Le rire intervient souvent dès que Jeanne est confrontée à la société et aux autres…
Oui, Jeanne vit son histoire au premier degré, d’ailleurs tant qu’on est dans sa relation avec Jumbo, on reste dans le premier degré. Mais dès qu’on est ramené à une forme de réalité, comme quand elle doit annoncer à son entourage qu’elle est amoureuse d’une machine, forcément le rire entre en jeu. La société considère que ce n’est pas normal. L’idée avec ce film n’est pas de dire au gens « Vous devez absolument l’accepter! », mais plutôt de poser un regard sur cette différente sorte d’attraction sexuelle, pour permettre de questionner les curseurs de la tolérance de chacun. Si j’ai pu entrer en empathie avec cette histoire, que suis-je prêt à accepter à l’aube d’une nouvelle révolution sexuelle, dans une société queer?
Et à défaut d’accepter la pratique, accepter Jeanne. Qui est Jeanne justement ?
C’est une jeune fille introvertie, timide, mais qui a une étonnante force, très assumée dès le début dans son intimité. Son parcours dans le film consiste à assumer son amour face au monde extérieur. C’est un personnage très contrasté, aussi fragile qu’elle est puissante.
L’autre protagoniste de cette histoire d’amour, c’est Jumbo. La question était: comment le faire exister à l’écran?
Je savais dès le début qu’il fallait qu’il existe en tant que personnage, et qu’il ait un point de vue. Comme je voulais jouer entre réalité et fantastique, je savais aussi que je ne voulais pas aller dans l’anthropomorphisme, lui donner une voix, ça me semblait être une facilité. Je voulais juste une sorte de réalité augmentée, tirer un peu les attributs de la machine vers le fantastique pour légèrement augmenter les sensations qu’elle peut produire. Il fallait créer un dialogue entre Jeanne et la machine. On s’est posé la question: que pouvait faire cette machine? De la musique, du son, elle bouge, de façon douce ou rapide, elle peut tourner sur elle-même. Et la lumière bien sûr, c’est la première chose qui m’a attirée vers ces machines. Il y a aussi la fumée. Ca permet d’envelopper le personnage dans quelque chose de plus doux. Donner un aspect charnel à la relation. Je ne voulais pas partir complètement dans le fantastique mais je ne voulais pas être trop littéralement dans la réalité, et tendre vers le documentaire.
Il y a un vrai érotisme dans leur relation. Comment avez-vous choisi de l’aborder?
C’est une question que je voulais poser, celle de l’érotisme. Finalement, la sexualité arrive plutôt avec Marc, celui qui voudrait être son compagnon. Pour moi, une histoire d’amour est d’abord érotique, assez émotionnelle, avant d’être très physique. Et l’érotisme, c’est d’abord une exploration personnelle de son corps à soi, avant de passer à la rencontre. C’est la différence entre faire l’amour et baiser. Je voulais que l’histoire avec Jumbo soit une vraie histoire d’amour, pas une déviance sexuelle très crue.
Découvrir son corps et sa sensualité, c’est aussi une façon de reprendre le pouvoir sur sa vie, un vrai coming-of-age pour Jeanne.
Je pense que quand on vit une première histoire d’amour, on gagne en indépendance par rapport à sa famille. Jeanne, en étant avec cette machine, trouve un miroir d’elle-même qui lui permet de s’assumer, d’avancer et de grandir. Elle va atteindre une sorte d’équilibre familial grâce à cette histoire d’amour.
Il y a un autre personnage phare dans l’initiation de Jeanne, c’est celui de sa mère.
Je savais dès le début que je voulais que Jeanne soit un personnage assez isolé, mais il me fallait un regard extérieur sur sa relation. Soit c’était sa mère, soit la société. J’ai choisi de me concentrer sur la relation mère/fille, ce qui me permettait d’être plus nuancée. C’est sa mère, elle ne peut pas complètement la rejeter, et les émotions sont plus fortes, et plus nuancées. Elle a beau être très dure avec sa fille, elle reste une mère, et forcément, se demande si elle est en partie responsable de la situation, ce qui me permettait aussi de traiter sa remise en question. Ce que j’aime beaucoup aussi dans ce personnage, c’est qu’elle-même traite les hommes comme des objets.
Comment s’est passé la casting?
Noémie Merlant est l’une des premières actrices que j’ai vues lors du casting. J’avais beaucoup aimé sa performance, mais je trouvais qu’elle était essentiellement dans la puissance, et je cherchais plus de fragilité. Je ne l’ai pas rappelée au début, mais je ne trouvais pas, et je continuais à repenser à sa performance. J’ai fini par la rappeler, m’excuser de le faire aussi tard, et je lui ai expliqué plus en profondeur ce que j’attendais du personnage. Quand elle est revenue en casting, elle m’a fait pleuré, alors que c’était une scène que j’avais vue et revue. Elle avait réussi à combiner fragilité et puissance. Noémie comme Emmanuelle, ce sont des actrices qui n’ont peur de rien, et qui m’ont tout de suite fait confiance.
Emmanuelle Bercot quant à elle m’avait bouleversée dans le film de Maïwenn, Mon Roi. Ce que j’adore chez elle, c’est que son regard, sombre, peut être très dur, et en même temps quand elle rit, on a l’impression qu’elle rit pour mille personnes à la fois. Ce contraste, c’est ça que je cherchais. Je voulais qu’on soit en empathie avec cette mère, mais que la dureté de sa réaction puisse nous mettre mal à l’aise.
Il y avait un autre personnage à caster: Jumbo
C’était une quête très longue! J’ai regardé un nombre incalculable de vidéos Youtube, en essayant de repérer le nom des machines, leurs constructeurs. On a écumé les sites professionnels avec mon chef déco… On a choisi cette machine, car elle était très belle et impressionnante, une attraction à sensations fortes. Mais en même temps elle n’était pas trop grande, ce qui donnait la bonne échelle entre elle et le corps de Jeanne. On a pu créer un langage lumineux, mais aussi une chorégraphie, un langage du mouvement. D’autant qu’elle avait une sorte de main, qui pouvait enfermer ou recueillir Jeanne.
Qu’est-ce que vous avez fait en live, et en VFX?
80% du travail a été fait en live, c’était vraiment important pour le surréalisme, pour sublimer l’ancrage dans la réalité. Il nous fallait des effets spéciaux mécaniques. On a relooké Jumbo, on a notamment changé ses 3000 ampoules! On a reprogrammé ses mouvements, pour pouvoir contrôler ses réactions. On a mis un coeur lumineux… La machine s’est presque transformée en marionnette, on avait donc des marionnettistes responsables du mouvement, de la vitesse, des lumières, et on a pu chorégraphier en live les mouvements de Jeanne et Jumbo. Et adapter le rythme de Jumbo à la performance de Noémie.
Ensuite, on a retravailler les lumières, surtout les halo lumineux en VFX, et on a également imaginé un fluide secrété par Jumbo, qui vient donner corps à sa relation charnelle avec Jeanne.
Quelles étaient vos inspirations, les choses qui vous ont nourrie pendant l’écriture?
Je fais toujours très attention à me distancier des films quand je crée, car j’ai peur de copier. Je travaille plus sur des souvenirs. J’ai grandi en Australie, en Afrique, en Europe, en Amérique. J’ai des influences très diverses, mais j’ai toujours aimé les films très colorés, et l’une des choses que je savais, je voulais des couleurs très saturées. J’ai du mal aussi à ancrer mes films dans une culture particulière, et j’aime bien brouiller les pistes du réel et de la temporalité. Ca contribuait aussi à créer la bulle dans laquelle semblent vivre Jeanne et sa mère. Après, mes parents sont belges, je suis née en Belgique, ce n’est surement pas un hasard si le surréalisme est une inspiration pour moi.
C’est un projet très ambitieux pour un premier film dans la contexte actuel, cela a-t-il été difficile de trouver les partenaires?
Le film à commencer à prendre vraiment vie quand Anaïs Bertrand, ma productrice française m’a contactée après avoir découvert mon court métrage. Elle a lu ce que j’avais commencé à écrire, et a décidé de m’accompagner. Puis Annabella Nezri, la productrice belge, s’est rapidement jointe au projet. Financement, production, ça a pris 8 ans entre la découverte du fait divers, et la sortie du film. Déjà, faire un film, c’est compliqué, sur un sujet comme ça en plus, c’est demander aux gens d’accepter que le curseur de la normalité soit remis en question. Pour un premier film d’une jeune réalisatrice en plus, on s’interroge sur ses capacités. Même si on y croit sur le scénario, on s’interroge sur sa capacité à le mettre en images, même si on a fait des courts métrages qui démontrent notre capacité à gérer des effets spéciaux, qu’on a la capacité à aborder l’aspect fantastique du scénario. C’était un long parcours, mais ça en valait la peine… J’ai hâte maintenant de pouvoir me replonger dans l’écriture!
Jumbo (voir ici notre critique) sort le 18 mars dans les salles belges et françaises.