Ils sont jeunes, ils sont beaux, ils s’aiment. Mounir veut l’épouser. Muriel est aux anges Classique ? Pas vraiment. Car il est marocain et vit chez un médecin qui a épousé sa soeur par complaisance, pour qu’elle ait droit à des papiers. Parce qu’en Belgique la vie est plus douce. Il en est persuadé, le bon docteur et personne ne le fera changer d’avis. D’abord méfiant, il accueille le couple, puis ses enfants. Leur ouvre les bras. Les garde au plus près. Tout près. Très près. Trop près?
Peu à peu, l’espace devient trop petit et il est de plus en plus malaisé de trouver sa place dans cet univers clos. Muriel étouffe, Muriel s’éteint, Muriel se délite. Mounir ne la comprend pas, endoctriné qu’il est par le discours de son « père d’adoption » qu’il admire mais qui l’effraie. Dans cette relation triangulaire, il est question d’amour, de bienveillance, de paternalisme aussi. Un paternalisme qui laisse transparaître ici et là les mécanismes pernicieux du colonialisme.
Au cinéma, souvent, il y a les bons et les méchants, les nuisibles et les victimes, les coupables et les êtres lumineux. Pas dans les films de Joachim Lafosse. Et certainement pas dans son nouveau long métrage qu’on sait depuis longtemps inspiré (et non adapté) de l’affaire Lhermitte. La distinction doit être établie, parce que même s’il ne juge pas ses protagonistes, imaginer que l’auteur-réalisateur se prenne pour un observateur neutre, mais omnipotent, serait potentiellement dérangeant.
On sait heureusement depuis l’interview de son coscénariste Matthieu Reynaert (ici) que la démarche est à la fois infiniment plus humble et plus globale, fondée sur une étude approfondie de l’inacceptable (socialement parlant) phénomène de l’infanticide, en même temps que sur le suivi complet d’un cas particulier, l’affaire Lhermitte donc.
Chacun des personnages est motivé par de belles intentions, mais seul le docteur possède une réelle force de caractère, du charisme, une aura… Du coup, c’est lui qui domine les débats et, pensant que chacun est fort et heureux, entraîne tout le monde à sa perte. Le choix de Niels Arestrup est sans doute le coup de génie du film. Il surgit, il écrase la scène. Il est parfait
Le docteur est-il coupable pour autant? De non-assistance à personne en danger sans doute, mais au-delà…
Cela nous rappelle la désormais célèbre phrase de Laurent Fabius après qu’ait éclaté en France l’affaire du sang contamine: « responsable, mais pas coupable ». Un leitmotiv, ici.
Car Mounir (Tahar Rahim) le mari absent, mou et lâche aurait pu, lui aussi changer la donne, emmener sa famille au Maroc où Muriel se sentait si bien, mettre fin à ce calvaire. Mais, écartelé entre sa reconnaissance pour le docteur, son rôle de père et de mari, et ses pulsions filiales, il laisse les choses se détériorer. Sa propre mère sera la seule à réaliser qu’on court droit à la catastrophe. Mais, femme soumise par essence, elle compatit au désarroi de sa bru sans oser intervenir, elle non plus.
Responsables donc, mais pas coupables non plus…
Au milieu de ce jeu de massacre psychologique, laissée à l’abandon comme un trop frêle esquif sur un océan tourmenté, Muriel n’a aucune chance. Une fois qu’elle devient mère à répétition, elle perd toute lucidité, constamment épuisée par ces cris, ces responsabilités, la peur du regard des autres; cette vie de famille éreintante. Elle cherche le soutien de Mounir, mais comme il se dérobe, elle s’enfonce un peu plus profondément chaque jour. Sans espoir de retour. Elle, elle n’est pas responsable, mais paradoxalement victime ET coupable.
Émilie Dequenne joue admirablement la décomposition progressive, jusqu’à la scène de l’effondrement, déjà culte où elle chantonne puis se désagrège en écoutant une chanson de … Julien Clerc.
Vous l’aurez compris, À Perdre la Raison n’est pas une comédie. Et ce n’est pas non plus l’histoire d’amour solaire que nous a présentée l’actrice en interview. Cette étude clinique d’une inéluctable catastrophe, présentée comme telle dès les deux premiers plans, est un drame. Lourd, dur, désespérant. Une lente descente aux enfers, parfois pavé, donc, de bonnes intentions. Mais d’intentions maladroites et inappropriées. Égoïstes, aussi.
Ceux qui ont vu ses précédents films comprendront que Joachim Lafosse était le réalisateur (auteur) idéal pour traiter ce sujet infiniment délicat: le thème de la famille dysfonctionnelle traverse son œuvre. Et sa marque de fabrique n’est-elle pas la distanciation, voire la neutralité?
Le danger implicite de cette absence de jugement, mais aussi de ce refus total d’investir émotionnellement le sujet est de laisser sur le quai des spectateurs qui ne ressentiraient, du coup, aucun sentiment. Cela dépendra surtout du ressenti individuel, des points d’accroche que le spectateur trouvera avec le sujet, des résonances qu’éveilleront en lui une scène précise, une action, un renoncement. Car si vous attendez qu’on vous prenne par la main, vous risquez rapidement de vous égarer… Dans vos pensées.
À Perdre la Raison n’est pourtant pas dépourvu de point de vue. Implicite appel à l’empathie, seule capable de nous sauver, le film est aussi (indirectement) une violente mise en garde contre toutes convictions hâtives; ce qui nous ramène à l’affaire elle-même et à l’appréhension qu’on peut en avoir.
« Vous pouvez me haïr, mais vous ne pouvez pas me juger », pourrait, au final, hurler chacun des personnages.
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